[COVID-19] Edgar Morin Solidarité et responsabilité, pour porter un humanisme régénéré

Edgar Morin, penseur de la “complexité“,  a été interrogé pour réagir à la crise sanitaire, économique et sociale que nous vivons, et esquisser ce qui pourrait être à ses yeux, le monde d‘après. Cela a fait l’objet de 2 articles parus successivement dans Libération (28 mars)¹ et Le Monde (20 avril)².

Dans Libération le 28 mars, il y réagit après 2 semaines de confinement. Il vit ce moment d’arrêt planétaire comme une opportunité de « crise existentielle salutaire » propice à une « désintoxification mentale et physique » qui pourrait être vertueuse dès lors qu’on veuille bien se questionner sur le sens de nos vies. Les 3 crises que nous vivons, biologique avec la pandémie, économique avec les mesures de confinement, et de civilisation en passant d’une mobilité impérieuse à une obligation d’immobilité, reflètent, de par leur interdépendance, « la face infirme et vulnérable de la puissance humaine» et révèlent une « communauté de destins » de l’ensemble de l’humanité.

Pour lui, il est plus que temps de « concevoir les impératifs complexes » que nous nous refusions à considérer jusqu’à présent : combiner mondialisation et démondialisation pour sauver les territoires désertifiés et les autonomies vivrières et sanitaires des nations, développement et enveloppement (solidarité et communauté), croissance (vitalité économique en faveur de ce qui produit bien-être, santé, liberté) et décroissance (salut écologique) en inventoriant ce qui doit croître et ce qui doit décroître.

Il nous invite à refonder un nouvel humanisme, conscient du lien qu’il a avec la nature. Et puiser aux sources de l’éthique, que sont « solidarité et responsabilité », tellement intriquées l’une à l’autre, et dont les sources s’assèchent progressivement. Prenons conscience, conclut-il, que chacun d’entre nous fait partie de l’aventure de l’univers, une aventure incertaine et terrifiante.

Dans le Monde du 20 avril il souligne dans un premier temps l’inattendu de cette catastrophe virale, que lui-même, pourtant conscient des catastrophes qu’allaient provoquer « le débridement incontrôlé de la mondialisation techno-économique », n’avait pas vu venir. Il fustige la stratégie économique des flux tendus, et la doctrine libérale qui a commercialisé l'hôpital. A ce jour, il se dit incapable de présager les suites politiques, économiques, nationales et planétaires des restrictions apportées par les confinements, et  « si nous devons en attendre du pire, du meilleur, ou un mélange des deux ».

Si nous en sommes là, rappelle-t-il, c’est que face à l’accroissement des connaissances et de la complexité à imaginer ce qui relie la totalité de ce qui est humain, c’est parce que c’est une forme de pensée disjonctive et réductrice qui tient les commandes en politique et en économie. Il pointe du doigt « l'obsession de la rentabilité chez nos dominants et dirigeants » et « une soif effrénée de profit », responsables des désastres humains auxquels nous sommes aujourd’hui confrontés. Cela révèle « les carences d'une politique ayant favorisé le capital au détriment du travail, et sacrifié prévention et précaution pour accroître la rentabilité et la compétitivité ». Et d’y ajouter « les carences en solidarité et l'intoxication consumériste qu'a développées notre civilisation », en mettant en avant combien le confinement pénalise surtout ceux qui vivent dans des conditions de surpeuplement, ainsi que les solitaires et les sans-abri.

En prenant l’exemple de la science et des controverses actuelles sur les remèdes au virus, il rappelle que toute crise « suscite deux processus contradictoires ». L’un qui stimule imagination et créativité dans la recherche de solutions nouvelles, l’autre qui recherche en priorité un retour à une stabilité passée et/ou l'adhésion à un salut providentiel. S’il constate que nous voyons naître un foisonnement d'imaginations solidaires, et de capacités auto-organisatrices pour remédier aux effets de cette crise, il met en garde contre le mythe de la maîtrise par l'homme de la nature et de son destin, que renforce aujourd’hui le développement de l'intelligence artificielle.

Il nous invite plutôt à « nous interroger sur notre mode de vie, sur nos vrais besoins, nos vraies aspirations masquées dans les aliénations de la vie quotidienne », à faire que « le confinement physique favorise le déconfinement des esprits », même s’il a conscience que « la réduction à l'indispensable » dû au confinement « donne aussi la soif du superflu ». Il veut espérer que cet  épisode contribuera à diminuer « le consumérisme, c'est-à-dire l'intoxication consommatrice » et « la bougeotte compulsive », et croit à une lente évolution que seules d'autres incitations et de nouvelles prises de conscience pourraient accélérer.

Alors « commencement de sortie de la méga-crise ou son aggravation ? Boom ou dépression ? » commente-t-il ? Entre le néolibéralisme ébranlé qui voudra reprendra les commandes, et la poursuite du réveil de solidarités et un nouvel essor de vie conviviale vers une civilisation où le « je » s'épanouirait dans un « nous », vers quoi allons-nous tendre ?  Sa crainte d’un retour à la régression généralisée ne pourra être contrecarrée selon lui, que « par des réformes de civilisation, de société, liées à des réformes de vie » d’un humanisme régénéré (voir l’article de Libération). « L'après-épidémie sera une aventure incertaine où se développeront les forces du pire et celles du meilleur, ces dernières étant encore faibles et dispersées », nous alerte-t-il. Mais il nous livre, en point d’orgue, ce message de conviction : « Toute crise me stimule, et celle-là, énorme, me stimule énormément ».

¹ « Ressentir plus que jamais la communauté de destins de toute l’humanité » Libération – samedi 28 mars 2020

² « Cette crise devrait ouvrir nos esprits depuis longtemps confinés sur l'immédiat » Le Monde – lundi 20 avril 2020

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